En 2019-2020, la crise du coronavirus, nouveau virus grippal apparu en Chine, replace sur le devant de la scène l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La grippe, connue depuis l’Antiquité grecque (elle a été décrite par le médecin Hippocrate il y a 2400 ans) est effectivement une maladie très meurtrière. En 1918-1919, l’épidémie de « grippe espagnole » a fait entre 30 et 50 millions de morts dans le monde en deux ans, soit environ quatre à cinq fois plus que le nombre de victimes de la Première Guerre mondiale. C’est d’ailleurs cette épidémie qui a poussé la Société des Nations (SDN) nouvellement créée à instaurer en son sein un Comité d’hygiène, ancêtre de l’OMS. Comment l’OMS gère-t-elle les crises sanitaires mondiales ? Est-elle en mesure d’agir efficacement contre les épidémies mondiales ?
L’OMS, fonctionnement et objectifs
Créée en 1948 en tant qu’institution spécialisée des Nations Unies, l’OMS a pour objectif d’amener tous les peuples du monde au niveau de santé le plus élevé possible, la santé étant définie comme un « état de complet bien-être physique, mental et social ». L’organisation compte actuellement 193 États membres[1].
Dotée d’un budget d’environ 2 milliards de dollars par an, constitué de contributions des États membres et d’autres donateurs, l’OMS a différents domaines d’activités : action normative (conventions et règlements internationaux sur la santé, votés par l’assemblée mondiale de la santé) ; recherches et études (l’institution publie tous les ans un Rapport sur la santé dans le monde et élabore une Classification internationale des maladies) ; mesures sanitaires pour combattre des maladies ; assistance aux pays les moins avancés (vaccination contre les grandes maladies infectieuses, approvisionnement en eau potable, élimination des déchets).
Par le passé, l’OMS a effectué des actions importantes en faveur de la santé dans le monde. Ainsi elle a publié en 1977 une liste de 200 « médicaments essentiels », génériques reconnus pour leur efficacité. En 1978, son Directeur général (DG), le Danois Halfdan Mahler, a fait adopter par l’OMS et par l’Unicef le principe du droit d’égal accès pour tous aux soins de santé primaires, et a tenté de le mettre en œuvre en envoyant sur le terrain des « agents de santé communautaires ». En 1980, l’OMS a annoncé officiellement avoir réussi à éradiquer la variole, grand succès. Cette même année, l’OMS s’assigne pour mission d’assurer « la santé pour tous »[2].
Une évolution critiquée depuis les années 1980 : vers une « privatisation » de l’OMS et une « marchandisation » de la santé ?
Toutefois, depuis les années 1980, l’image de l’OMS dans l’opinion publique mondiale s’est brouillée. Le prestige de l’organisation a été terni par la mauvaise gestion du Japonais Hiroshi Nakajima, DG de 1988 à 1998, et par plusieurs affaires de corruption. L’arrivée à la tête de l’agence, en 1998, de l’ancienne Premier ministre norvégienne, Gro Harlem Brundtland, est apparue d’abord comme un espoir. Celle-ci, réputée pour son rapport publié en 1987 sous l’égide de l’ONU introduisant la notion de « développement durable », a entrepris de reprendre en main l’OMS. Toutefois, ses restructurations énergiques et autoritaires (concentration des activités, réduction du nombre de contrats à long terme au profit des contrats temporaires) ont été critiquées et mal vécues.
Au fil des années, les dysfonctionnements de l’organisation se sont faits de plus en plus patents : opacité dans le recrutement, sous-représentation des pays du Sud dans les instances de décision, augmentation des contrats précaires, manque d’indépendance par rapport à certains Etats et à des acteurs privés.
Un des problèmes majeurs de l’OMS semble être sa dépendance croissante à l’égard de certains Etats (grandes puissances comme les Etats-Unis) et d’intérêts privés (grandes entreprises, fondations, firmes pharmaceutiques). Ce problème est lié à l’évolution du financement de l’organisation : depuis le début des années 1990, l’OMS a mis en place un « partenariat privé » qui lui permet de recevoir d’importants financements d’industries privées. La proportion des contributions obligatoires, fixes, des Etats (source de financement normal de l’organisation) n’a cessé de diminuer au profit de contributions extra-budgétaires, volontaires, de certains Etats, de fondations et d’entreprises privées. Or, les structures qui donnent une telle contribution « volontaire » à l’OMS peuvent décider à quelle action sera affecté l’argent qu’elles versent. Les orientations des actions de l’OMS dépendent donc de plus en plus d’acteurs extérieurs à l’organisation[3].
De nos jours, sur l’ensemble des fonds à la disposition de l’OMS, seuls moins d’un quart proviennent des contributions obligatoires des Etats membres. Le reste, soit la majorité, est constitué de contributions volontaires[4]. L’OMS devient donc de plus en plus dépendante de ses généreux donateurs[5].
Sous l’influence de ces derniers, l’institution a été amenée à modifier ses conceptions directrices. Sous le mandat de Mme Brundtland, l’OMS a tendu de plus en plus à considérer la santé, non plus comme un droit, mais comme un simple moyen au service de la croissance économique[6].
L’OMS et les alertes épidémiques mondiales
Au fil des années, peut-être pour tenter de compenser par la médiatisation la diminution de son action de fond, l’OMS semble être passée d’une action de long terme à une action de court terme, d’urgence. L’organisation semble désormais se concentrer sur les « crises », pics épidémiques ponctuels, comme le SRAS (2002-2003), la grippe « aviaire » H5N1 (2004), la grippe « porcine » A/H1N1 (2009-2010).
En réalité, la médiatisation de ces alertes ponctuelles ne doit pas faire oublier que, au quotidien, d’autres maladies sont beaucoup plus meurtrières : le paludisme tue plus de 400 000 de personnes par an, et le sida, considéré depuis 2002 comme une pandémie globale, tue près de 800 000 personnes par an (2 millions par an dans les années 2000).
En 2004, la crise de la « grippe aviaire » (H5N1), médiatisée par l’OMS, a été très bénéfique aux firmes pharmaceutiques Roche et GlaxoSmithKline, auxquelles les gouvernements, sur les conseils de l’OMS, ont commandé des millions de vaccins. Déjà, dans les années précédentes, Gro Harlem Brundtland avait favorisé le resserrement des liens entre l’OMS et les laboratoires privés[7]. Puis, en 2009-2010, la crise de la grippe H1N1 a relancé le débat sur les liens entre l’OMS et les intérêts de certains Etats et de l’industrie pharmaceutique. L’alerte pandémique lancée par l’OMS en 2010 aurait permis aux grandes firmes pharmaceutiques de percevoir 7,5 à 10 milliards de dollars de bénéfices. L’opération « grippe A » a donc été très rentable pour les laboratoires privés[8].
Par contraste, en 2020, l’OMS a davantage tardé à déclarer l’alerte pandémique pour le coronavirus (Covid 19), elle l’a fait seulement le 11 mars 2020[9]. L’OMS déplore alors l’inaction des gouvernements pour combattre ce virus. « Nous sommes très inquiets des niveaux de diffusion et de dangerosité, ainsi que des niveaux alarmants de l’inaction » des Etats, a indiqué déclaré le DG de l’OMS, l’Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus. En effet, en à peine trois mois, près de 120 000 cas de coronavirus se sont déclarés dans 110 pays, tuant plus de 4300 personnes. Le Secrétaire général de l’ONU, le Portugais Antonio Guterres, renchérit, appelant les Etats « à agir », et lançant « un appel à la responsabilité et à la solidarité »[10].
Comment renforcer l’OMS ?
Dans un monde où le fossé économique et sanitaire ne cesse de se creuser (aussi bien entre le Nord et le Sud qu’à l’intérieur de chaque pays), l’OMS, en cette période d’épidémie mondiale qui fragilise les sociétés, a un rôle décisif à jouer. Elle doit se concentrer sur l’objectif humaniste qui a présidé à sa fondation : assurer la santé pour tous les êtres humains, riches ou pauvres, dans un esprit de démocratisation. Pour cela, ses Etats membres devraient lui verser des contributions fixes plus importantes, ce qui lui permettrait de se libérer de l’influence des intérêts privés, et de faire primer les intérêts humains sur les intérêts mercantiles de l’industrie pharmaceutique.
Aujourd’hui, face à la pandémie mondiale de coronavirus, il est nécessaire de donner à l’OMS plus de moyens pour qu’elle puisse coordonner la lutte contre la maladie au niveau mondial, et notamment permettre à tous, même les plus démunis, de recevoir des soins, dans un esprit progressiste et égalitaire.
Chloé MAUREL, historienne, spécialiste de l’ONU
Membre du Conseil scientifique du MNLE
Dernier livre paru : Une brève histoire de l’ONU au fil de ses dirigeants, éditions du Croquant, 2017 (15 euros).
[1] Sur l’histoire et l’évolution de l’OMS, cf. Chloé Maurel, Histoire des idées des Nations unies. L’ONU en 20 notions, Paris, L’Harmattan, 2015, notamment le chapitre 15. ↑
[2] T.heodore Brown, Marcos Cueto, Elizabeth Fee, « TheWorld Health Organization and the Transition from “International” to “Global” Public Health », American Journal of Public Health, vol. 96, n° 1, 2006, p. 62-72. ↑
[3] Theodore Brown et alii, « TheWorld Health Organization … », article cité. ↑
[4] https://www.who.int/about/finances-accountability/funding/assessed-contributions/fr/ ↑
[5] Theodore Brown et alii, « TheWorld Health Organization … », article cité.↑
[6] Jean-Loup Motchane, « Quand l’OMS épouse la cause des firmes pharmaceutiques », Le Monde diplomatique, juillet 2002.↑
[7] Sur ce sujet, cf. Auriane Guilbaud, Business partners. Firmes privées et gouvernance mondiale de la santé, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.↑
[8] « Grippe A. L’implacable réquisitoire du député Wodarg », entretien réalisé par Bruno Odent, L’Humanité, 7 janvier 2010.↑
[9] Sur les épidémies et pandémies aujourd’hui, cf. Auriane Guilbaud et Philippe Sansonnetti (dir.), Le retour des épidémies, Paris, Presses Universitaires de France, Collection « La Vie des Idées », 2015.↑
[10] « Coronavirus : l’épidémie de Covid-19 considérée comme une pandémie par l’OMS », Le Monde avec AFP, 11 mars 2020. ↑