Tribune du Collectif Vietnam Dioxine parue dans le Monde du mardi 10 août 2021.
Il y a des drames qui tombent dans l’oubli ; des histoires qui, à force de rester dans
l’ombre, s’éteignent avec les individus qui les portent.
Il y a soixante ans, le 10 août 1961, débutaient les premiers épandages d’agent orange, un
puissant herbicide contenant de la dioxine, substance à l’origine de nombreux cas de cancers
et de malformations à la naissance.
Cet herbicide a été déversé sur la partie sud du Vietnam par l’armée des États-Unis pendant la guerre du Vietnam, afin de détruire le couvert végétal et débusquer, ainsi, les résistants
vietnamiens qui s’y réfugiaient.
Il y a soixante ans, l’histoire de cette guerre commençait à peine à s’écrire, mais que nous
reste-t-il de ce récit ? Nous, citoyens d’un pays, la France, qui a colonisé le Vietnam à partir
de l’année 1858, qui a recruté de force des « soldats ouvriers » (les « Linh Tho » lors de la
première guerre mondiale, puis les « Cong Binh », durant la seconde) ; qui, au sortir de la
deuxième guerre mondiale, lui a refusé l’indépendance en combattant celles et ceux qui
luttaient pour ce droit inaliénable, et qui depuis 1975, a accueilli des centaines de milliers de
Vietnamiens sur son sol, que savons-nous de leur histoire ?
Dans les livres d’histoire-géographie, au collège et au lycée, la guerre du Vietnam est
évoquée. On y apprend qu’elle débute en 1955 et oppose, d’une part, la République
démocratique du Vietnam (Nord Vietnam) avec son armée populaire vietnamienne – soutenue matériellement par l’Union soviétique et la Chine – alliée au Front national de libération du Sud (appelé Vietcong par ses ennemis) et, d’autre part, la République du Vietnam (Sud Vietnam), soutenue par l’armée des Etats-Unis et plusieurs alliés comme le Canada, l’Australie, la Corée du Sud et les Philippines.
L’illusion d’une guerre lointaine
L’enseignement se contente aujourd’hui de balayer les grandes lignes, en omettant les
conséquences désastreuses – et pourtant terriblement actuelles – de la guerre sur les
écosystèmes et les habitants. Il omet aussi, bien trop souvent, d’appuyer la différence entre le napalm et l’agent orange, dont les Français ne discernent pas toujours la nature, sans doute à cause de l’absence à l’époque de représentations des ravages causés par l’agent orange et du cliché, devenu célèbre, d’une enfant vietnamienne brûlée au napalm en 1972.
Mais surtout, il nous donne l’illusion d’une guerre lointaine, passée. Pourtant, cette guerre,
pour les anciens combattants et leur descendance, est loin d’être derrière eux, loin de se taire, au contraire. Insidieuse, elle s’insère encore dans les corps ; meurtrière, elle continue de semer la mort et le désespoir dans les familles – qui y voient, en plus, un signe de punition.
Le Vietnam et sa population se sont habitués à ces visages et ces corps tortueux, tant dans les provinces d’Hanoï et de ses environs que dans le sud du pays. C’est dans un terrible silence, que ces vies passent, parfois sans même avoir eu connaissance d’être victimes des
conséquences des épandages. Et c’est ce silence que nous souhaitons définitivement briser.
Au Vietnam, l' »agent orange » répandu par les Américains continue de tuer.
Toutes ces victimes, malades d’un passé dont elles ne sont pas responsables, subissent de
nombreuses peines : l’absence de reconnaissance juridique dans leur pays et à l’international – contrairement aux vétérans américains –, des conditions matérielles insuffisantes et une quasiabsence de commémoration à l’international, pourtant si nécessaire à la reconstruction d’un peuple, à sa mémoire. Ce travail manque, au Vietnam comme dans les autres pays où les récits se sont mêlés, via les diasporas.
Une journée officielle de commémoration
Les associations sur place, chargées d’identifier les lignées de familles potentiellement
touchées rencontrent toujours une grande difficulté à identifier les personnes les plus
vulnérables qui se cachent par honte des malheurs qu’elles pensent porter, et par manque
d’informations dans leur pays d’origine ou d’accueil.
C’est pourquoi nous demandons, au nom du Collectif Vietnam-Dioxine, aux parlementaires
français de participer à la réparation de l’injustice subie par l’ensemble des victimes de
l’agent orange, en considérant ce crime commis au Vietnam et dans les pays voisins, comme
au Cambodge et au Laos.
Nous demandons l’instauration d’une journée officielle de commémoration des victimes de l’agent orange, ainsi qu’une meilleure prise en compte, dans l’enseignement scolaire, des incidences de la guerre du Vietnam sur les populations et l’ensemble des écosystèmes.
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Nous continuerons, de notre côté, à nous mobiliser, et à participer à l’effort de mémoire du
Vietnam, pays dont le cri, étouffé par l’impérialisme des États-Unis, commence à peine à se
faire entendre.
Nous appelons, enfin, l’appui et le soutien de la communauté internationale, car la paix n’est
pas seulement un mot, ni même un état d’esprit, et ce combat pour le surgissement du possible n’est pas seulement un espoir, c’est aussi un travail collectif.
Signataire : Léa Dang, journaliste, cofondatrice et porte-parole du Collectif VietnamDioxine.
Cette tribune est soutenue par : Marine Bachelot Nguyen, autrice et metteuse en
scène ; Valérie Cabanes, juriste Internationaliste, autrice de « Un nouveau Droit
pour la Terre. Pour en finir avec l’écocide » (Seuil, 2016) ; Marine
Calmet, présidente de Wild Legal ; Arturo Escobar, auteur « colombianoétasunien » ; Malcom Ferdinand, chercheur au CNRS, spécialiste des interactions
entre l’histoire coloniale et les problématiques environnementales ; Thomas
Portes, porte-parole de Génération.s ; Louis Raymond, journaliste ; Dilnur
Reyhan, présidente de l’Institut ouïghour d’Europe ; Alain Ruscio, historien ; Marie
Toussaint, cofondatrice de l’association Notre affaire à tous, députée européenne
(EELV) ; Valéry Vuong, vice-président du Conseil représentatif des associations
asiatiques de France (CRAAF